Et à chaque fois je me demande si la ville sera toujours là. Toujours là, c’est à dire identique.
Comme je l’évoquais il y a quelques jours sur Allo la planète, il y a, souvent chez les voyageurs, cette envie de retrouver les endroits comme on les avait laissés. On voudrait que rien ne change. On voudrait, et bien sûr c’est impossible, ne marcher que dans nos propres empreintes, dans des décors toujours fidèles à nos premiers souvenirs.
Mais voilà le temps passe et ici, à Penang, c’est le charme qui se tire et la vieille ville qui commence à faire un peu la gueule.
Penang c’est l’un de mes plus vieux souvenirs de voyage. Un souvenir partagé par mes parents avant moi. Il y avait, sur les murs, à la maison, des photos de portes closes, des guirlandes en papier rouge, un masque traditionnel, en bois peint posé sur le buffet du salon et, dans les conversations des adultes, au dos des cartes postales, des noms de villes : Hong Kong, Singapour, Penang, comme des invitations.
Pendant longtemps les gens se sont foutus de Penang. Les égouts à ciel ouvert, les rats, les murs tordus des maisons, le bitume sombre et graisseux, couvert de la poussière rouge et jaune des offrandes dispersées par le vent. Penang c’était cette petite île un peu crade où l’on ne s’arrêtait pas.
Mais pour moi c’était le décor exact des récits de mon enfance. J’ai visité Hong Kong, Tokyo et Singapour, plusieurs fois, mais aucune ville ne m’a donné cette impression d’arriver à voir la même chose que mes parents, vingt ans plus tard, au même endroit. Et même, parfois, d’arriver à voir plus loin, au détour d’une rue, entre deux façades : l’Asie coloniale, l’Empire britannique, l’Asie des histoires. Celle de Conrad, celle de Kipling.
Une vraie machine à remonter dans le temps.
En 2008, Penang a été classé, en même temps que Malacca, au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Et les maisons se relèvent, les murs se redressent, les briques découvertes disparaissent à nouveau sous deux couches de peinture neuve. Les hôtels poussent un peu partout et ceux qui existaient déjà se transforment.
Et tout ça, c’est bien. Forcement c’est bien. C’est du tourisme, de l’argent. C’est aussi l’assurance de la sauvegarde d’un patrimoine qui aurait sans doute fini par disparaître.
Oui, mais voilà, moi, je préfère le crépi qui s’effrite, les fissures dans les murs et les portes fermées. Les portes fermées plutôt qu’ouvertes, en grand, sur la déco rose bonbon d’un salon de thé japonisant, installé derrière la façade refaite d’une vieille maison chinoise. Oui, je suis égoïste. Oui je voudrais que rien ne change. Oui, ils me manqueront ces vieux Chinois voûtés, ces dames centenaires, ridées comme des pruneaux.
Alors en attendant, je profite. Pendant trois jours, j’ai traversé la ville comme j’aurais arpenté le ponton d’un bateau qui coule. Capturant chaque détail, inspectant chaque façade, m’enfonçant au plus profond de la ville à la recherche d’endroits encore intacts ou oubliés, jusqu’à ces quartiers entiers dévorés par la jungle, les nœuds des lianes broyant les fenêtres, poussant les murs des maisons vides.
Le voyage, c’est aussi ça : être le témoin du monde qui change, de l’oubli et du temps qui passe.
3 choses à faire à Penang :
– Se perdre :
C’est une des règles du voyage qui marche un peu partout, mais ici encore plus qu’ailleurs. Se laisser porter, replier la carte, la ranger, tourner à droite, à gauche, avancer tout droit sans chercher de repères. Penang a ceci d’unique que chaque promenade est différente de la précédente et c’est en vous laissant porter que vous découvrirez les coins les plus authentiques, les rues que même le temps a oubliées.
– Déguster une pâtisserie à L’E&O :
C’est le grand frère plus modeste, moins cher, mais tellement plus élégant, du célébrissime Raffles Hôtel de Singapour. Un bâtiment colonial posé sur le front de mer. Centenaire, l’Eastern & Oriental est l’un des trois seuls survivants de l’empire hôtelier d’avant-guerre des frères Sarkies.
Rénové il y a une dizaine années, l’établissement a néanmoins conservé son charme, son identité -au contraire de son double singapourien- et quelques pas dans l’immense lobby circulaire devraient immédiatement vous transporter plus d’un siècle en arrière. Avancez vers le restaurant, à votre gauche, installez-vous ou prenez un verre au bar. Des années plus tôt, c’est Somerset Maugham qui, assis là, commandait un gin, fier de son penchant pour l’alcool :
« J’en savoure chaque goutte et, ensuite , je sens mon âme nager dans un bonheur ineffable. Cela vous dégoûte. Vous êtes un puritain et, dans votre cœur, vous méprisez les plaisirs sensuels. »
C’est Rudyard Kipling, dans une suite brûlante, face à la mer, qui écrivait ici une partie de From Sea to Sea et trouvait dans la jungle de Penang Hill l’inspiration pour son second Livre de la Jungle.
Quel meilleur endroit, donc, que L’E&O, pour vous poser une heure ou deux et déguster une pâtisserie (excellente) en rêvant de voyage, le regard balayant les eaux grises de la baie.
– Une promenade à vélo :
Voilà une activité parfaitement en phase avec le passé chinois de l’ancienne colonie. À l’écart des grands axes, les rues de Penang sont suffisamment calmes pour vous permettre de circuler tranquillement, en zigzag, au fil de vos envies. Faites le tour du vieux quartier, partez à la recherche des peintures de rues -l’une des seules vraies réussites de ce nouveau Penang réhabilité- disséminées aux quatre coins de la ville. Ou rejoignez les hauteurs de Penang Hill, 800 mètres plus haut, pour profiter de la vue et d’un air un peu plus frais.
2 Comments
Brice @ WWB
15 juin 2014 at 12 h 49 minJ’ai beaucoup aimé, c’est très vrai. Ce sentiment au fond assez égoiste mais très humain. J’ai très peur de retourner voir mes rizières des Philippines ou El Nido, un jour peut être !
Pigipi
13 octobre 2014 at 13 h 12 minTout est vrai… Lorsqu’on retourne sur un lieu qu’on a déjà visité auparavant, on a toujours envie de le redécouvrir tel qu’il était, et en fait tout a évolue et beaucoup de choses en sont plus à leur place…