billet d'humeur Carte postale Chroniques Thaïlande ticket

Une journée dans Bangkok

423941_241385345956272_2072024003_n

C’est la lumière qui me réveille. Un rayon de soleil filtre entre les rideaux, traverse la pièce, trace une diagonale jaune sur la peinture blanche du mur opposé.
Je repousse la couette, pose ma main sur la fenêtre : brûlante.
Je devrais apprendre a vivre sans la climatisation ; il est beaucoup plus simple de se faire à la chaleur de Bangkok que d’essayer de la combattre.

Il est neuf heures. L’avion de Camille se pose dans trois heures.

Au pied de l’immeuble, il y a une rangée de restaurants ambulants. Plats uniques, chaises en plastique, la fumée des épices qui te pique les yeux. J’ai perdu le goût des petits déjeuners western. Je commande une soupe, on me sert des nouilles dans un bouillon dans un bol décoré. J’ai demandé « no spicy », c’est spicy. Raté.

A l’aéroport j’attends Camille avec « Camille » écrit au marqueur noir sur un carton.
Elle reste deux semaines. Pour sa première journée, je n’ai rien préparé : le premier jour on découvre la chaleur, l’agitation effrayante de la ville, on découvre le décalage horaire. Le premier jour on dort. Garanti.

Sur le panneau d’affichage son vol indique « Landed ».

Elle passe la porte des douanes, porte son sac sur une épaule, s’approche, s’immobilise devant moi. Elle sourit pour son nom sur le carton.
– Camille ? C’est moi.
– Hello miss ! Welcome Bangkok !
Elle me toise, mes tongs, mon short en jeans, mon t-shirt Chang.
– Elle est nulle ta tenue de chauffeur.
– Y a eu confusion à la laverie, ils ont paumé mon trois pièces et ma casquette.
Elle danse d’un pied sur l’autre, ses Birkenstock grincent sur le carrelage beige-brillant. Excitée.
– Bon ? Alors ? C’est quoi le programme ?
J’hésite un instant. Elle ajoute « je suis en pleine forme ! » avant que j’ai eu le temps de lui proposer une journée entière pour se reposer.

On laisse son sac chez moi. Sur le parquet de l’appartement que je loue, pour deux mois, derrière le National Stadium.
Elle visite, disparait dans la chambre, la salle de bain, la cuisine, repasse dans le salon, avance vers le balcon et se penche à la rambarde. Vingtième étage. Le Sky Train arrive sur la droite, au-dessus du désordre impeccable des quartier chics, entre les cubes de béton et de verre des centres commerciaux, le long de l’avenue Siam déjà embouteillée.
– T’as faim ?
– Très soif.

On remonte Kasemsan 2.
Au pied des boutiques de luxe, des condominiums hors de prix, à moitié caché par le mur compact des immeubles et les intrusions chaotiques de la végétation tropicale qui pousse la où on la laisse faire, Ban Krua, un autre Bangkok.
Des maisons basses, tordues, les unes sur les autres, penchées sur l’eau beige et puante des canaux qui sillonnent la capitale. La chaleur n’arrive pas jusqu’ici. Les allées sont fraîches, allongées sous l’ombre de la ville verticale que l’on a construite par-dessus. Pas de circulation, pas de bruit en dehors du chant des muezzins, des pas des fidèles dans les cours miniatures des mosquées blanchies à la chaux ; les cris des gosses qui jouent au sepaktakraw, le moteur des bus boat . Vingt baths pour Khao San Road.

Je tends un billet de vingt, on me rend un ticket violet, déchiré, poinçonné. Le bateau tourne, tangue, l’eau nous éclabousse, nous couvre d’une odeur de vase et de gasoil qui se dissipe avec le vent.

On traverse Khao San Road sans s’arrêter. Elle est décue, elle trouve ça calme, c’est calme, je dis « il est trop tôt ». Devant le Burger King, je negocie une course avec un chauffeur de tuk tuk aux dents noircies par le bétel. Cent baths ? Hors de question. Cinquante ? Mouais, non, quarante c’est bien, quarante ça me va. Lui aussi. De nouveau les vapeurs d’essence.

Il y a un restaurant sur pilotis minuscule -quatre tables- derrière le marché de Tha Tien,  au bout de l’embarcadère, le long du quai des bus boat. Le fleuve déborde entre les jours du plancher,  au passage des navettes, et éclabousse nos pieds. J’ai commandé une eau pétillante, elle un thé.
– C’est nul, c’est du Lipton !
Je hausse les épaules.
– La Chine, Singapour ou la Malaisie, si tu veux du bon thé. Sinon Londres, Paris ? Mariage frères ?
– J’ai envie d’aller partout.
– Je connais bien le problème.
Elle pose son coude sur la rambarde, son menton sur son poing et jette un regard circulaire sur le Chayo Phraya, les bateaux, le Wat Arun sous le soleil, sur l’autre rive.
– Tu connais la ville par coeur ?
– Oh non, juste une toute petite partie.
– Vraiment ? Mais ça fait combien de temps que tu viens ?
– Difficile a dire, huit ans ? Neuf ans, peut être.
Je vois bien qu’elle ne comprend pas, qu’il faut que j’explique :
– C’est à dire que c’est très grand.
Elle se tourne à nouveau vers la table, la toile cirée bleue, plonge ses yeux dans son thé.
– Mouais, je vais rien avoir le temps de faire, moi, en quinze jours…
– Bien sûr que si !
– Non, je sais bien, c’est trop court.
– Ecoute, tu viens juste d’arriver, profite ! Le temps tu t’en fous. On voyage pas pour tout voir et puis « tout voir », « tout faire » qu’est-ce que ça veut dire ? Un pays ça se « fait  » pas, ça se vit et en quinze jours tu peux vivre plein de trucs. Tu verras, deux semaines c’est largement suffisant pour te dépayser.
Elle lève la tête, me dévisage et sourit. Silencieuse.
– Quoi ?
Elle me fait un signe de tête -non non, rien- et continue de sourire.
– Mais quoi ?
– Tu parles en fait.
– Hein ?
– Plus de deux phrases à la suite je veux dire, tu y arrives, faut juste trouver le sujet qui te lance.
Rire forcé, regard blasé, à mon tour je me tourne vers le fleuve. Une barque à moteur croise un bateau de touristes. Des plantes arrachées flottent sur le courant.
– Quinze jours… Quinze jours. Bah, allez, avec un peu de chance je reviendrai.
– De la chance ?
– Oui, tu sais avec mon boulot c’est pas dit que…
– T’en veux de la chance ?
– Euh…quoi ? ouais ?
Je me lève.
– Viens on va en acheter.

Il y a les stands qui vendent de tout et ceux qui n’ont presque rien à vendre. Une clé sans serrure, une chaussure orpheline, des cables dénudés, un réveil sans aiguilles. Et puis les amulettes. Certains vendeurs n’en proposent qu’une ou deux, d’autres des centaines, en tas, en vrac, sur des carrés de tissu posés sur le trottoir. Certaines te protègent, certaines te rendent riche ; le tigre t’apporte la sécurité, le géant, bouffeur de lune, la réussite.
– Et la grande tige en bois noir… ?
– avec le bout rouge ?
– Oui… c’est une… ?
– Tout a fait.
– Pourquoi faire ?
– Fertilité.
Elle baisse les yeux l’air entendu, un peu gênée. Je la regarde en riant, je l’imagine, de retour en Belgique, au bureau, un phallus en bois sculpté de dix-huit centimetres dépassant du col de la chemise blanche de son tailleur gris.
– Peut être quelque chose de plus classique pour toi, hein ?
– Oui…  de moins voyant, peut-être. Celle-ci ?
Un bouddha doré dans sa boite en velours rouge.
– Non, trop brillant, trop propre. Regarde au cou des gens : les vrais ne ressemblent pas a des bijoux.
Autour de nous les passants se pressent sur le trottoir étroit, contournent les clients potentiels, accroupis, loupe a la main, concentrés sur la marchandise.
– Ne fais pas attention à celles qu’il essaie de te vendre, c’est du bling bling pour les touristes. Regarde bien, prends ton temps, l’idée c’est justement d’en trouver une qu’il a pas envie que t’achètes.

– Tu crois que c’est une vraie ?
Au bout du marché, la rue Maha Rat fait un angle droit, débouche sur l’immense pelouse du Palais Royal. Une multitude de cerfs-volants flottent dans l’air brûlant, balancent des ombres fuyantes sur le gazon jauni.
Camille inspecte l’amulette accrochée à une cordelette nouée autour de son cou.
– En tous cas, on dirait une vraie.
C’est un triangle de bois sec dans une boite transparente, un moine en lotus, les deux mains posées sur les yeux, des écailles de peinture or coincées dans les fissure du bois.
– C’est dommage qu’on puisse pas savoir.
– On peut.
– Comment ?
– Suffit d’attendre de voir si tu deviens riche.
Elle me bouscule doucement -t’es con !- continue de faire tourner l’objet entre ses doigts.
– En tout cas le vendeur, le pauvre, elle l’a pas rendu riche.
– Attends, si, au contraire, elle a super bien marchée !
Elle lève un sourcil, me regarde sans comprendre.
– Bah tu lui as filé mille cinq cents baths, non ?
Camille s’arrête, bras croisés, lèvres pincées. Elle reste comme ça quelques secondes, immobile, imperturbable face à mon grand sourire idiot.
– Hey ?
– Ouuuui ?
– Ducon ?
– Ouuuui ?
– Maintenant j’ai faim.

La nuit tombe sur Chinatown. le ciel disparait derrière une multitude d’idéogrammes rétro-éclairés. Enseignes et panneaux publicitaires courent sur les murs du quartier chinois et éclaboussent les rues de taches de lumière chaudes, artificielles et incertaines. Des flaques orange clignotent sur le bitume au rythme du grésillement des fusibles des néons fatigués.
Les restaurant de fruits de mer s’étendent sur le trottoir. Les tables, les tabourets, débordent sur la chaussée. On installe des grills, des cuisines de fortune, le long des grilles tirées des négociants en or, les vitrines éteintes des pharmacies traditionnelles qui demain, de nouveau, proposeront de la poudre de serpent, des hippocampes au gramme et des bouquets d’herbes sèches pour guérir tous les maux.
L’air sent l’huile, le crabe, le piment et la bière renversée.

La table est minuscule, les taxis passent tous près. Il est impossible de manger proprement. Entre nos assiettes, les plats terminés, les reliefs de notre repas  : deux grosses carapaces de crabe retournées, vidées, curées, les pattes et les pinces arrachées, un pile de coquilles de  saint- Jacques, un tas de gambas décortiquées. Une dizaine de serviettes en papier, en boule, quatre grandes bouteilles de bières vides. On plonge nos mains dans le rince-doigts à tour de rôle.
– Et maintenant ?
Je regarde l’heure sur l’écran de mon téléphone, mais l’heure n’a aucune importance.
– Comme tu veux.
Des tuk tuk longent la rue, ralentissent le long des trottoirs -Hello ! Mister ! where you go ?- accompagnent, au ralenti, la marche des touristes indifferents -Patpong ? Ping pong show ? Pok pok ? Lady show ? Mister ?- sans résultats ils repartent, dans le vacarme de leurs moteurs trafiqués, disparaissent derrière les deux lignes rouges éphémères de leurs feux arrières qui s’éloignent.
– Je sais pas. Il est tard ? – elle regarde autour d’elle- il y a des choses à faire le soir ?
Je souris, sors mille baths de ma poche, les pose sur la note, sur la table. Je tire ma chaise, je suis debout.
Il y a Khao San Road qui se lève, Patpong qui se réveille, il y a l’interminable rangée de bars a bière derrière Silom. Il y a les boites ? Il est un peu tôt, mais plus tard : s’installer au Bed, boire un verre allongé, regarder les gens danser. Les top models thai, les spots roses. Et puis bouger ? Retourner vers le fleuve ? Un dernier verre, au bord de l’eau, les pieds dans le vide ?
– la question c’est : est-ce que tu es fatiguée ?
Elle hausse les épaules et puis secoue la tête.
– Non. Au contraire.
– Ca tombe bien.
Elle contourne la table, s’arrête à côté de moi.
– Pourquoi ?
Un chapelet de pétards explose, à quelques mètres, au pied d’un chat doré ; la patte animée d’un mouvement de va et vient perpétuel. Une touriste sursaute et puis éclate de rire. La fumée des pétards se mélange à celle, épaisse, des centrifugeuses des vendeurs de marrons, grimpe le long des façades et se dilue dans la lueur artificielle du ciel violet, l’éclat électrique de la nuit insomniaque.
– Bangkok, non plus, n’est pas fatigué.
Je pose ma main droite dans le creux de son dos, lève la gauche vers le taxi rose qui patiente au feu rouge.

Et pour découvrir la ville par vous-même :
Promenade : Un après-midi dans le quartier du Palais Royal
Promenade : Itinéraire pour quelques heures dans Chinatown

You Might Also Like

6 Comments

  • Reply
    ThomasNo Gravatar
    31 juillet 2013 at 7 h 32 min

    C’est clair que Bangkok c’est vraiment immense, j’y suis allé déjà quatre fois, mais je n’ai sans doute vu qu’une infime partie de tout ce qu’on peut découvrir là-bas. Au moins ce qui est bien c’est que chaque nouveau séjour est comme le tout premier, pas comme dans certains endroit dont on fait le tour en une journée 🙂

  • Reply
    ArnaudNo Gravatar
    3 décembre 2013 at 17 h 39 min

    Bangkok est une ville magnifique et certains jardins sont de véritables perles. Les jardins de Suan Luang notamment sont à visiter si vous allez dans cette ville. Maintenant la ville en elle même ne sera pas au gout de tout le monde, ma copine n’a pas aimé notre passage à Bangkok alors que moi j’avais adoré 😉

  • Reply
    unemontreNo Gravatar
    30 octobre 2015 at 7 h 34 min

    Bangkok une ville magnifique, un endroit qu’il ne faut surtout pas manquer a visité. Merci de partager votre journée la-bas, cela nous donne envie de visiter.

  • Reply
    HilaryNo Gravatar
    10 décembre 2015 at 8 h 39 min

    Ton article est passionnant. Ça me donne même envie de voir cette magnifique ville dont tu parles tant avec beaucoup d’éloges. En tout, j’espère un jour avoir ce privilège.

  • Reply
    elisa carosaNo Gravatar
    16 mai 2016 at 9 h 16 min

    Mon meilleur ami vient de partir pour un stage de 5 mois à Bangkok et avant son départ on est passé par votre blog pour trouver des trucs et astuces merci pour le partage de vos voyages tous plus beaux et enrichissant les uns que les autres 🙂

  • Reply
    JulieNo Gravatar
    10 novembre 2016 at 10 h 52 min

    Merci pour ce récit, je suis partie 1 ans à bangkok et j’ai vraiment adoré 😉 La france me manquait j’ai du donc revenir !

  • Leave a Reply

    Lire les articles précédents :
    hate-1
    5 trucs qui m’énervent en Inde

    Il est souvent plus simple de parler de ce que l'on n' aime pas, plus simple de se plaindre...

    Fermer