« Ma chère Cri-Cri, je crois que nous allons « danser » dès notre débarquement qui s’effectuera au Cap St Jacques. »
Mon grand-père maternel est né dix ans après la Première Guerre mondiale, il a grandi pendant la Seconde -dans un appartement de Boulogne – Billancourt aux carreaux peints en bleu – Il s’est engagé en 47, à dix-neuf ans dans la 9e division d’infanterie coloniale et, trois ans plus tard il a rejoint l’Indochine à bord du SS Pasteur, laissant derrière lui une mère inconsolable et une jeune voisine, amoureuse, qui deviendra sa fiancée.
Sur la guerre, l’occupation de l’Indochine, sur les colonies françaises je n’ai rien à dire. Dans les cartes postales que mon grand-père envoyait à sa fiancée et à sa future belle-mère, le conflit se glisse en filigrane, et bombardement et grenades se mélangent à la distance, au mal du pays, aux futilités de la jeunesse, à la naïveté des premières amours, aux promenades pudiques à Chantilly.
Saïgon 2 janvier 1951
Chère Madame,
Deux mots pour vous donner un peu de mes nouvelles de colonial. J’ai appris par Cri-cri que vous avez été grippée, j’espère qu’à présent tout est rentré dans l’ordre. Croyez moi je donnerais cher pour attraper une bonne petite grippe et être France.
A Saïgon tout est calme mais l’apparence est trompeuse. Nous approchons de la fête de Têt et que je pense que les Viets vont en profiter pour nous montrer un peu leurs talents ; depuis quelques soirs bien des postes sont attaqués aussi nous nous tenons sur nos gardes. Où est le bon temps où nous nous promenions à Chantilly […]
[sans date]
Ma Petite Christiane,
Encore une fois je te fais une lettre ridicule, je m’excuse mais je n’ai pas trop le temps. Je t’envoie une petite carte : c’est le port de Saïgon d’où dans quelques mois je reprendrai le bateau pour la France et avec quel soulagement.
[…]
Je voudrais te demander un renseignement. Pourrais-tu me dire si une peau de serpent à beaucoup de valeur en France. J’ai en ma possession une peau de python de 3m20. Je ne sais pas si je dois la garder ou m’en débarrasser. Elle est tannée et toute préparée. Mais comment pourvoir la conserver sans qu’elle s’abîme ?
Je suis déjà obligé de m’arrêter. Reçois ma petite Cri-cri mes plus tendres baisers.
Jean.
Cap St-Jacques 8 avril 1951
Chère Madame,
Cette fois-ci c’est du Cap que je vous fais un petit mot. Je suis ici pour une dizaine de jours. Et je ne pouvais pas mieux tomber. J’ai l’impression d’être en vacances sur le côte d’Azur avec la chaleur en plus évidemment. C’est un coin idéal où je passerais bien toute ma campagne. Si vous aimez le poisson il faut venir ici ; on en mange midi et soir, je crois qu’il va me pousser des écailles. Enfin, tout est bien beau mais j’aime encore mieux Chantilly… […]
Dans quelques semaines je vais remettre mon sac sur mes épaules, je vais prendre l’avion, repartir vers la Thaïlande et le Laos, le Cambodge je vais retourner au Vietnam. C’est un luxe que les générations précedentes n’avaient pas. Mon grand-père a grandi a une époque où l’aventure commençait avec la guerre où le voyage passait par l’uniforme.
Saïgon 19 juillet 1951
Ma petite Cri-cri
Je m’excuse si je te fais une si petite carte : mais tu ne m’en voudras pas trop, je suis très occupé en ce moment. J’ai reçu toujours avec autant de joie ta dernière lettre. Tu sais que tes lettres sont mon seul reconfort. Tu as bien fait de me prévenir pour ma mère. A present je ferais attention lorsque j’écrirais car elle se fait du souci pour rien.
Je te remerci aussi pour la coupure de journal, me voilà un peu renseigné sur les bonnes nouvelles.
Ce matin je suis allé faire un bombardement sur la zone Viet et j’attends le communiqué de ce soir pour savoir un peu le résultat.
Je m’excuse encore de te faire un si petit mot. Crois ma petite Cri-cri que je ne t’oublie pas quand même. Reçois de celui qui pense souvent à toi ses plus doux baisers.
Jean.
25 mars 1952
Ma Petite Cri-cri,
Je m’excuse de te faire une si petite carte mais le courrier part aujourd’hui, en avance. Tu vas penser que je ne suis pas trop courageux. Surtout ne crois pas que je t’oublie.
Rien de sensationnel dans mon quartier. Je n’ai qu’une hâte : quitter ce pays à moustiques et à grenades. D’ici une soixantaine de jours je devrais normalement faire partie des heureux élus qui regagnent le pays.
Reçois de celui qui pense souvent à toi ses plus doux et tendres baisers.
Jean.
Il a eu de la chance, il est rentré. Debout. Plein de souvenirs, avec quelques cicatrices.
Il a épousé sa voisine et elle est devenue ma grand-mère. Plus tard c’est ma mère qui a attrapé le virus du voyage et de l’Asie, avant de me le passer, avant que je le passe à mon tour.
Mon grand-père, le quartier-maître Jean Donzel, est mort en 2004. Sur son lit d’hopital, bouffé par le cancer, il entendait les balles, les voix de ses camarades, il voyait les trottoirs couverts de sang et son bateau et les macchabés flottant dans les arroyos. Il revivait les longues marches, les attentats et demandait à ma mère, en lui prenant la main « Parle moi du Vietnam, Catherine, parle-moi encore des petits matins à Hanoi, quand on mange le phô dans la rue, sur les petits tabourets ».
Puis il a fermé les yeux et je crois que son dernier souffle est parti vers l’Asie.
1 Comment
Samuel Hounkpe
6 mai 2016 at 6 h 47 minArticle super bien écrit, ça donne envie de voyager en Asie, merci, votre plume fait des merveilles!