J’étais à Bangkok, installé dans mon canapé, la fenêtre ouverte sur mon jardin envahi de végétation, quand mon éditrice m’a proposé Ticket to Portugal pour la première fois. Un mail de quelques lignes, quelques pas supplémentaires d’une petite danse que l’on esquissait déjà depuis plusieurs mois : je propose une destination, ils la refusent ; ils proposent une destination, je la refuse. On s’est baladé comme ça d’Inde en Amérique, d’Argentine à la Chine, en enchaînant les e-mails sans jamais aller nulle part.
Ce jour-là, j’ai aussitôt appelé mon père pour lui lire l’e-mail de mon éditrice « ils te proposent combien ? ». Je lui ai donné le chiffre : moins que pour Ticket to Thaïlande, moins que pour le New York et le Viêtnam, un peu plus que pour Tokyo que j’avais fait pour rien. « Ils sont fous ! Refuse ! De toute façon, tu n’as pas le temps, tu as déjà plein de travail avec moi ! »
Quand mon éditrice m’a proposé Ticket to Portugal pour la deuxième fois, j’étais à Barcelone, debout en caleçon dans l’entrée de ma chambre, tandis que ma copine, à l’autre bout de la pièce, entassait nos vêtements dans des sacs-poubelles qu’elle doublait avant de les lancer sur le balcon… On venait de quitter en panique une auberge de jeunesse infestée de punaises de lit, en tapant dans nos économies pour réserver la dernière chambre encore disponible dans le quartier : une suite hors de prix.
Je me suis installé dans la salle de bain pour prendre le coup de fil. Allongé dans la baignoire vide, j’ai expliqué à mon éditrice que j’étais déjà en train de travailler sur le dernier projet de mon père, un livre sur les palais portugais. J’ai expliqué que je n’avais pas le temps de faire ce reportage. Que je n’en avais pas envie non plus. Que les retouches des photos portugaises de mon père c’était déjà trop. Trop de Portugal.
Dans le salon, Kristina me criait qu’il allait certainement falloir brûler nos vêtements.
J’étais à Paris quand mon éditrice m’a proposé Ticket to Portugal pour la troisième fois. Dans la cuisine d’un appartement vide, rue Danielle Casanova. J’avais une bouteille à la main, mon téléphone dans l’autre. Mon éditrice m’a demandé si j’allais bien et j’ai répondu « Très bien » ; elle a enchaîné et je ne l’ai pas écoutée, alors qu’elle essayait de me convaincre une fois de plus qu’il fallait faire ce livre, que l’équipe commerciale insistait, que les retours sur le concept était très positifs. Je n’ai rien entendu. À un moment je l’ai simplement interrompue : « pardon, je vous ai dit que j’allais bien. C’est stupide, je ne sais pas pourquoi je vous ai dit ça. En fait ça ne va pas. Mon père est mort. Hier ».
Je me suis excusé et j’ai raccroché.
Le salon de l’appartement était envahi de cartons d’exemplaires neufs, sous blister, D’or & d’Azulejos, son dernier livre, son livre portugais. Qu’il ne verrait jamais.
Mon éditrice n’a pas eu à me rappeler, il n’y a pas eu de quatrième proposition. Trois jours plus tard, je signai mon contrat dans les bureaux des éditions de la Martinière.
J’avais besoin de me changer les idées, besoin d’un nouveau projet, de lancer quelque chose. Mais surtout, j’avais besoin de partir à la poursuite de mon père. J’ai pensé, ou cru, que j’arriverais à le retrouver là-bas. À suivre la trace de son dernier reportage, à sentir quelque chose.
Ticket to Portugal c’est un livre que j’ai attaqué à reculons, persuadé que j’allais me confronter à une destination de vacances plutôt que de voyage, persuadé que j’allais manquer d’exotisme, de folie, de ce bordel magnifique que j’affectionne tant dans l’agitation chaotique des villes asiatiques.
J’avais tort.
C’est un livre qui s’est fait tout seul. Loin des disputes du Ticket to Thaïlande, loin de mes insomnies new-yorkaises, des plaquettes de Ritalin et de la vodka de Ticket to Tokyo.
Pour finir, je garde le souvenir de trois mois de chaleur, d’un été sublime, une impression fantastique de tranquillité, de liberté et cette formidable satisfaction d’avoir découvert bien plus que ce que je pensais trouver.
Ticket to Portugal c’est une carte postale de 320 pages, c’est du soleil, un instantané du pays comme il m’est apparu et si, dans ce livre-là, j’ai passé un peu plus de temps que d’habitude dans les palais, dans les musées, c’est simplement que j’ai suivi la mesure du pays.
Et les pas de mon père…
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